Auteur : Agnès LE GUERNIC – TSTA éducation

Le terme de « conscience politique » implique une conscience de la société où l’on vit, de la manière dont le pouvoir y est organisé et exercé et une lecture de cette réalité. Elle signifie aussi conscience et connaissance de ses valeurs et de ses motivations et capacité à s’investir dans une cause estimée « juste ». Elle suppose une position par rapport aux autres et au monde.

Les références au politique sont rares dans la littérature transactionnaliste. J’ai trouvé deux auteurs ayant une réflexion plus poussée sur le pouvoir.

Le premier est Claude Steiner. Avec son ouvrage L’autre face du pouvoir , il est au cœur du sujet puisque le politique concerne l’organisation et l’exercice du pouvoir dans une société organisée. Il explique son cheminement par rapport au pouvoir et ses engagements militants personnels dans le mouvement féministe.

Alan Jacobs nous a apporté aussi une réflexion puissante sur le pouvoir autocratique et sur le fonctionnement des systèmes totalitaires. Son article nous met en garde contre ceux qui prétendent savoir comment changer le monde.

Pour traiter le sujet de la conscience politique, j’ai choisi de m’intéresser à la manière dont se construisent les convictions politiques et se décident les engagements en politique. J’utiliserai pour cela la notion d’états du moi et celle de positions de vie tripartites.

I –Les états du moi :

A – La conscience du contenu de son état du moi Parent et de ses héritages :

L’état du moi Parent d’une personne contient les trois états du moi introjectés de ses figures parentales, ce qui revient à dire que ses valeurs et ses modèles sont formés de trois séries d’éléments :

  • Les opinions exprimées par ces personnes sur les devoirs de chacun vis à vis de sa famille, de son pays, sur le rôle de la politique, la nature du pouvoir, la nécessité ou non de servir et la manière de le faire, la valeur du savoir et bien d’autres choses encore, transmises par les générations antérieures et qui constituent sa tradition familiale.
  • Les comportements de ces personnes au jour le jour : est-ce qu’elles exerçaient leur pouvoir de voter, est-ce qu’elles participaient aux activités citoyennes ? est-ce qu’elles manifestaient dans la rue pour une cause, comment elles intervenaient en cas de faute de leur enfant, pour le soutenir envers et contre tout ou pour lui apprendre à se conduire mieux ?
  • Ce qu’elles montraient de leur ressenti : excitation, emportement, envie, soumission à la fatalité, ressentiment, enthousiasme .

Notre système de valeur est influencé par cette origine multiple. Nous avons pris certains éléments présents dans les valeurs de notre lignée et rejeté certains autres et nous avons choisi d’autres modèles fournis par l’école, l’église, les lectures personnelles . On comprend qu’à l’intérieur du Parent, oppositions et contradictions puissent être nombreuses, soit parce que les figures parentales étaient peu congruentes et ne faisaient pas ce qu’elles préconisaient, soit par l’opposition entre l’héritage du père et celui de la mère ou de la famille et de l’école. Ainsi pour ce qui concerne la juste répartition du pouvoir entre un homme et une femme dans la famille ou dans la cité, les convictions varient beaucoup. Je vous laisse imaginer les possibilités pour les élèves qui étudient dans nos établissements : ils sont issus d’une immigration ancienne ou récente, enfants de couples mixtes ou non, de famille traditionnelle ou recomposée, de milieux sociaux et culturels différents . Ils doivent s’insérer dans une société où l’égalité des hommes et des femmes est inscrite dans la loi, mais pas toujours dans les pratiques.

B – La conscience des motivations enracinées dans l’état du moi Enfant et l’influence des expériences anciennes :

C’est dans l’Enfant que se trouvent les motivations pour agir. C’est dans les indignations de la petite personne que se nichent les sources de nos engagements d’adultes. Posez-vous la question : Pour quelle cause, suis-je prêt(e) à descendre dans la rue ? La réponse indique souvent le souvenir d’une injustice à réparer, d’une humiliation à corriger. Quand nous étions petits, quelque chose s’est produit qui nous a paru « injuste », un comportement d’adulte a lésé quelqu’un que nous aimions ou nous a blessé et nous avons décidé : « Quand je serai grand, je ne laisserai pas faire ça » , ou « Je m’occuperai des enfants ou des malheureux » , ou « Je n’oublierai pas ce que je ressens aujourd’hui . » Beaucoup de choix de métiers reposent sur ce type de décision. Beaucoup d’engagements militants aussi.

Le sentiment d’appartenance ancré dans l’état du moi Enfant, est aussi quelque chose de fort. Je me souviens d’un antillais qui disait avec force : « Je suis maître dans mon île ! » alors même qu’il était réputé « départementaliste », c’est à dire favorable au statut de département français de son île.

La conscience politique et la lecture de la réalité :

Elle implique des connaissances, des grilles d’analyse du réel, un accès au monde des idées. Elles sont historiques, économiques, juridiques. Notre formation intellectuelle va influencer nos choix dans l’ici et maintenant.

C – La prise de décision :

L’adulte qui a une conscience politique ne se contente pas de parler. Il veut agir. Il ne se limite pas à la connaissance de ce qui se passe autour de lui. L’engagement donne du sens à sa vie, quel que soit cet engagement. Ces choix peuvent être individuels ou collectifs. Quand ils se font en conscience, ils s’appuient sur le sentiment de responsabilité par rapport à ce qui se passe dans le monde, se nourrissent de l’énergie de l’Enfant et se prennent dans l’état du moi Adulte. Ils diffèrent d’une personne à l’autre parce que les influences sont différentes. Mais quand la personne descend dans la rue pour protester, elle sait pourquoi elle le fait.

II – Les positions de vie tripartites et les modalités de nos engagements :

C’est l’autre piste que nous fournit Eric Berne dans « Que dites-vous après avoir dit « Bonjour » ? Elles nous permettent d’analyser les positions idéologiques de chacun. Elles sont au nombre de huit.

  • Moi +, Vous +, Eux + : C’est la position démocratique, une manière d’idéal qui se résumerait dans la formule : « Personne ne doit rester sur le bord du chemin ! »
  • Moi +, Vous +, Eux – : C’est la position du préjugé et de l’esprit de corps :« Eux, qu’est-ce qu’on a à faire de leur sort ? » Peu importe la misère là-bas si on a la prospérité.
  • Moi +, Vous -, Eux + : C’est la position de l’agitateur mécontent et des missionnaires de toutes sortes. L’argument : « Vous, vous n’êtes pas des gens bien, par rapport aux autres là-bas qui sont des vrais héros. (Ailleurs, c’est mieux !)
  • Moi +, Vous -, Eux – : C’est la position arrogante par excellence, l’argument étant : « Vous n’avez tous qu’à faire comme moi, vous réussirez ».
  • Moi -, Vous +, Eux + : la position neurasthénique, celle du saint ou du masochiste qui se punit lui-même. « Il n’y a rien à tirer d’un africain, d’une femme, d’un arabe, d’un clochard comme moi etc. ! »
  • Moi -, Vous +, Eux – : la position servile de ceux qui vivent de pourboires sans véritable nécessité. Je me suis bien abaissé et vous m’avez récompensé. Quant aux autres, grand bien leur fasse ! Chacun essaie de gagner son biftèque comme il peut. Tant pis pour ceux qui n’y arrivent pas !
  • Moi -, Vous -, Eux + : position d’envie servile. « Ils nous détestent parce que nous ne sommes pas assez. ( riches, connus, savants, bien habillés) pour eux ! »
  • Moi -, Vous -, Eux – : position pessimiste des cyniques. Personne ne vaut rien et rien ne vaut la peine ».

Berne propose aussi les positions tripartites incertaines. J’ai retenu les suivantes :

  • Moi +, Vous ?, Eux – : qu’il explicite comme une position aristocratique de classe « La plupart des gens ne valent rien, mais en ce qui vous concerne, j’attends que vous me montriez vos lettres de créance »
  • Moi +, Vous +, Eux ? : position évangélisante : « Nous, nous sommes bien, mais eux, attendons qu’ils nous l’aient prouvé ! »

Les contenus importent moins que les positions respectives quand il s’agit du résultat. Ainsi Berne s’étonne qu’on se soit étonné de voir des zélés policiers nazis devenir de zélés policiers politiques en Allemagne de l’est. La position « Moi + (nazi), Lui – (traître), donc je le tue » reste la même quand on passe à « Moi + (communiste), Lui – (traître), donc je le tue ».

En revanche, derrière les plus et les moins, nous mettons des adjectifs qui concernent les motifs de valorisation ou de dévalorisation, les styles de vie. Les positions qui se fondent sur une seule opposition d’adjectifs, du type bon/mauvais, travailleur/paresseux, civilisé/sauvage, indiscipliné/discipliné, intelligent/idiot sont les plus dures à supporter. Ces simplifications sont particulièrement dangereuses pour la société. « Plus il entre d’adjectifs dans chaque + et dans chaque -, plus complexes et souples deviennent les positions, et plus il faut d’intelligence et de discernement pour s’en accommoder. Des ensembles d’adjectifs peuvent s’additionner pour aggraver, se soustraire pour atténuer, s’équilibrer par souci d’équité ». Un enfant que l’on qualifie de « sauvageon » peut être brutal ou avoir bon cœur, ce qui aggrave ou corrige le premier terme. La réalité n’est pas blanche ou noire, mais toujours à nuancer.

Conclusion :

En rappelant cette partie méconnue de la réflexion de Berne sur les positions de vie et en montrant comment on peut utiliser l’analyse de second ordre de l’état du moi Parent, j’ai voulu montrer comment l’analyse transactionnelle nous aide à penser non seulement les processus dynamiques qui nous conduisent vers des issues prévisibles, mais aussi les contenus idéologiques . Dans une période où des fanatiques veulent nous ramener aux oppositions binaires et nous interdire de penser le monde dans sa complexité, la relecture de Berne nous réserve donc de bonnes surprises.

L’orientation vers la « psychiatrie sociale » qu’il proposait implique une politique de prévention et de santé mentale. Berne se méfiait des utopies et se donnait des buts réalistes, comme celui de guérir les gens avec leur collaboration. Dans Que dites-vous après avoir dit « Bonjour » ? , il parle de « prendre sa carte de membre de l’espèce humaine », de se comporter en martien qui observe les terriens sans idées préconçues et il dit sa conviction que chacun peut améliorer, même modestement, la manière dont va le monde, en apprenant à dire « Bonjour ! » c’est à dire en s’intéressant aux autres. Il se limite à un type de projet personnel, mais il ouvre des pistes à ceux qui veulent pousser plus loin la réflexion sur l’engagement collectif .

Références Bibliographiques

Claude Steiner : L’autre face du pouvoir, Editions Desclée De Brouwer
Alan Jacobs : Le pouvoir autocratique, AAT N°46 p. 51 /TAJ 17.3 juillet 1987 pp 59-71 « Autocratic Power »
Eric Berne : Analyse transactionnelle et psychothérapie, pp199-202, Editions Payot
Eric Berne : Que dites-vous après avoir dit Bonjour ? , pp 80-83, Editions Tchou

 

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